La théorie de la passerelle est née dans les 1970, bien avant l’apparition de l’e-cigarette. Cette théorie épidémiologique veut que la consommation d’un produit par un usager puisse l’amener à consommer d’autres produits, souvent plus forts.
Dans le cas de la cigarette électronique, l’idée est la suivante : vapoter initierait les jeunes non-fumeurs au tabagisme. Mais qu’en est-il réellement ? Dans une étude publiée en mars 2020 cinq scientifiques français remettent frontalement en cause la théorie de la passerelle (1). Peu relayée, et pourtant pleine d’enseignement pour le débat public sur la question des liens entre la vape et le tabagisme, cette étude publiée dans la revue Drug and Alcohol Dépendance pourrait enterrer une fois pour toutes la croyance, infondée sur le plan scientifique, d’une passerelle entre l’e-cigarette et la cigarette.
La théorie de la passerelle : quand les scientifiques et les médias jouent les Cassandres
Cette théorie épidémiologique trouve ses racines historiques dans la lutte contre le cannabis, accusé d’ouvrir une brèche vers la consommation d’héroïne. Si sa réalité est tout autre de ce qui est souvent avancé dans le débat public pour le cannabis, elle a pourtant été transcrite telle quelle pour la cigarette électronique ! L’approche dogmatique inhérente à cette théorie de la passerelle fait froid dans le dos.
À la limite de la Fake news, elle se retrouve très régulièrement dans la bouche de personnalités publiques et d’organismes ouvertement antivape. Tout à fait hermétique aux études les plus récentes montrant le peu de bien-fondé de cette théorie, l’OMS a par exemple largement diffusé une campagne établissant un lien de cause à effet entre e-cigarette et cigarette, dont l’une des affiches a été reproduite ci-dessous.
Certes, l’industrie du tabac est en train de se réinventer, notamment avec les marques américaines comme Juul, qui visent un public jeune et n’ont pas de scrupule à recruter localement des influenceurs pour toucher leur cœur de cible. Néanmoins, cela ne justifie en rien la malhonnêteté scientifique de l’OMS sur la théorie de la passerelle !
Ce climat, qui dure depuis le début de l’e-cigarette, a un impact réel sur la législation en vigueur. Certaines des mesures les plus restrictives appliquées à l’e-cigarette fondent, au moins partiellement, leur justification sur la croyance en un effet passerelle! C’est notamment le cas des mesures normatives associant les produits de l’e-cigarette avec les produits du tabac, à l’image de la célèbre directive TPD (2).
L’étude récente publiée dans la revue Drug and Alcohol Dépendance : constat et protocole
En mars 2020, une équipe de cinq chercheurs français a décidé d’étudier, le plus objectivement possible, ce phénomène plus relayé qu’étayé. L’équipe, composée de Sandra Chyderiotis, de Tarik Benmarhnia, de François Beck, de Stanislas Spilka et de Stéphane Legleye, a vu sa recherche appuyée par l’Université de San Diego et partiellement financée par le dispositif PETAL et par la Ligue Contre le Cancer.
Ils commencent par constater que l’effet de la cigarette électronique sur la transition entre initiation à la cigarette et tabagisme quotidien n’a été que peu étudié. Le peu d’études de cohorte à leur disposition a, en outre, utilisé des définitions disparates de la transition vers le tabagisme régulier et leurs résultats ne sont pas assez concluants.
Pourtant, cela n’empêche pas chercheurs et décideurs de craindre que l’e-cigarette représente une porte d’entrée vers le tabagisme. Cela, sur la seule base d’hypothèses plutôt hasardeuses, notamment la similitude d’utilisation entre les deux produits (Schneider et Diehl, 2016).
Dès lors, ils estiment pertinent de se demander, au moyen d’une grande enquête nationale représentative, si l'usage de la cigarette électronique a eu un impact sur le passage à la consommation quotidienne de tabac chez les Français de 17 ans ayant déjà fumé.
Pour obtenir des résultats probants, les chercheurs ont choisi de mobiliser les données rétrospectives d’une enquête nationale menée en France en 2017. Ils ont utilisé, comme variable, la déclaration du nombre de cigarettes fumées quotidiennement au cours des 30 derniers jours. Ils ont, enfin, défini simplement le caractère quotidien du tabagisme de ces adolescents de 17 ans comme la consommation d’une ou de plusieurs cigarettes par jour.
Une absence de risque accru pour les usagers d’e-cigarette de devenir fumeurs réguliers
Les résultats obtenus par les cinq chercheurs français sont sans appel. Ils ont mis en avant qu’il y avait moins d’adolescents qui ont fait l’expérience de l’e-cigarette avant de commencer à fumer, que d’adolescents qui n’avaient jamais vapoté avant de fumer quotidiennement.
Surtout, et c’est là le résultat clé de l’étude, seulement 32,1% des adolescents qui ont expérimenté l’e-cigarette étaient, en parallèle, des fumeurs quotidiens, alors que l’on dénombre pas moins de 49.6% de fumeurs quotidiens parmi les jeunes ayant déjà expérimentés la cigarette !
Ainsi, les chercheurs n’ont trouvé aucune preuve tangible d’un risque réel de transition vers la consommation quotidienne de tabac dans le groupe ayant expérimenté l’e-cigarette. Ces résultats constituent, selon eux, un éclairage supplémentaire bienvenu sur le rôle (inexistant !) de l’e-cigarette dans le développement d’un tabagisme quotidien.
Faisant l’autocritique de leur méthodologie, les chercheurs rappellent que leurs conclusions sont provisoires – c’est-à-dire que la porte est ouverte à de nouveaux résultats les contredisant – et que cette analyse, qui ne vaut que pour les fumeurs âgés de 17 ans, devra être répétée sur des cohortes de différents groupes d’âge pour pouvoir être généralisée. Pour autant, ils soutiennent que les données qu’ils ont utilisées se caractérisent par leur robustesse et qu’ils ont mené une approche analytique rigoureuse.
Pour l’avenir, ils se donnent d’ores et déjà comme projet de mener une autre étude pour étudier spécifiquement le rôle à long terme du vapotage sur les habitudes de tabagisme. Pour cela, ils utiliseront une méthode causale – et non, comme ici, corrélative.
Des résultats probants infirmant la théorie de la passerelle chez les adolescents
Les scientifiques français vivent, nous ne pouvons que le saluer, une période de grâce en ce qui concerne le démantèlement des mythes qui ternissent l’image de l’e-cigarette. Rien que cette année, deux études majeures ont été menées dans l’hexagone sur des points clés du débat autour de l’e-cigarette. Cette étude intervient en effet quelques mois à peine avant que l’Institut Pasteur démontre, par un protocole exemplaire, que l’e-cigarette est infiniment moins nocive que le tabac chauffé ou brûlé.
La présente étude corrobore des observations déjà effectuées dans le milieu scientifique français, notamment par le Programme d'Études sur le Tabagisme des Adolescents en vue de sa Limitation (PETAL) diligenté par l’INSERM. Cette étude avait déjà écarté, fin 2018, un lien de corrélation entre vapotage et entrée dans le tabagisme (3).
Au regard de ces résultats, il est possible d’affirmer que la théorie de la passerelle doit être tenue, en ce qui concerne la transition de l’e-cigarette à la cigarette conventionnelle chez les jeunes, comme inopérante. Utiliser une cigarette électronique ne vous donne pas des chances accrues de vous tourner vers le tabac.
Néanmoins, il ne faut pas attribuer à ces résultats une portée qui dépasse celle que les auteurs de l’étude lui donnent. Comme nous l’expliquions dans un précédent article, comment arrêter la cigarette électronique, un acharnement personnel à vouloir arrêter la cigarette électronique peut tout à fait se solder sur une reprise du tabac. De même, ces résultats macroscopiques peuvent ne pas s’appliquer à l’échelle de certains individus. Face au risque de commencer ou de reprendre le tabagisme, la prudence reste de mise.
(1) "Does e-cigarette experimentation increase the transition to daily smoking among young ever-smokers in France?"", Drug and Alcohol Dependence, Volume 208, 1 March 2020. URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0376871620300181?fbclid=IwAR2iIQx_ZKenOO9KB39OMchLpW4ImsRcHk-wwlCqEec6gxXj-zelcH3AKck
(2) Directive 2014/40/UE relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac et des produits connexes (dite TPD)